Le texte ne concerne pas notre région mais il est très complet et aborde des aspects très variés du métier de meunier… Merci à Christian, Grand Maître de Gaston Couté !…
MAXIMILIEN RÉGNIER, DIT «TITI», MINOTIER DU COUTELET À MEUNG-SUR-LOIRE
(90 ans).
A treize ans, Maximilien conduisait déjà la minoterie de La Nivelle en l’absence du garde moulin, pendant que son père partait vendre la farine aux boulangers de la région. Tout garnement, il passa donc souvent ses nuits à surveiller la bonne
marche de la machinerie. C’est dire que le métier, il le connaît sur le bout du doigt ! Pourtant, il aurait préféré se consacrer à autre chose. La mécanique le séduisait davantage. Entre le cambouis et la farine, il n’aurait pas hésité une seconde. Lorsqu’il entendait les premières torpédos haleter dans les rues du bourg, il ne pouvait s’empêcher de penser, à juste raison, que l’automobile était une sacrée belle invention pleine d’avenir. Mais le hasard de la vie en avait décidé autrement : il serait minotier, comme l’était son père. On ne choisit pas toujours son destin, au mieux on s’en accommode.
Ancien rhabilleur de meules aux mains piquées de bleu dont les aïeux servaient la meunerie depuis six générations, son père était contremaître dans une importante minoterie de Cherisy, près de Dreux, quand des ennuis de santé le contraignirent à quitter son emploi. M. Allard, un riche cousin de son patron, lui proposa aussitôt de prendre la gérance du moulin de La Nivelle, qu’il venait d’acquérir dans les environs de Meung-sur-Loire. Le père Régnier accepta : la poussière serait sans doute moins suffocante dans un petit moulin du Loiret qu’elle ne l’était dans une grosse minoterie d’Eure-et-Loir. Pas de contrat : la parole donnée suffisait. Il s’installa à La Nivelle durant l’automne 1903. Sa famille le rejoignit au printemps suivant.
«Beaucoup de commis meuniers lâchaient la besogne après quelques mois d’apprentissage, dit Maximilien, car la poussière leur causait de fréquents saignements de nez. Ils n’insistaient pas. Sur quatre jeunes de mon âge, à Meung, je suis resté le seul à persévérer.» La phtisie galopante était autrefois la malédiction de la profession.
La meunerie des Mauves, en cette lisière beauceronne, s’enorgueillissait d’un prestigieux passé. C’est au VIe siècle que des moines de l’abbaye de Micy se retirèrent en ces parages incultes et assainirent les marécages qui en gâtaient les terres et les airs. On raconte encore là-bas la légende de saint Liphard, l’ermite défricheur. Les ruisseaux furent canalisés et leur courant put entraîner de nombreux moulins dont la plaine fertile, tout proche, assura la prospérité.
Au Moyen Age, en échange de leur droit de chasse qui les autorisait à battre le pays pour y glaner le grain à moudre, les meuniers des Mauves devaient satisfaire à diverses obligations. A tour de rôle, ils approvisionnaient l’évêque en pain chaque fois que ce dernier séjournait dans sa résidence de Saint-Ay ; ils garnissaient de jonchée fraîche les salles de la demeure seigneuriale ; enfin, ils exécutaient les condamnations de haute justice en place du Martroy. Ainsi contribuaient-ils à nourrir et à protéger les populations tout en les débarrassant de leurs coupables individus.
Les habitants dé l’endroit étaient surnommés les «Anes». Mais qu’on né s’y trompe point ! L’Histoire précisait aussitôt qu’il n’y avait aucune malice dans ce qualificatif. Oyez donc l’anecdote : Les meuniers de Meung livraient jadis leur farine à dos d’âne, à Orléans et aux alentours. Pendant les famines qui sévirent durant le triste règne de Philippe Six, les Orléanais se massaient en foule sur les remparts et guettaient, anxieux, les colonnes de ravitaillement.
Dés qu’ils voyaient approcher un convoi, ils s’écriaient joyeusement : «Voici les ânes de Meung !» Aux railleurs qui leur lancent aujourd’hui cette apostrophe, les Magdunois rétorquent : «Ici les ânes passent mais ne restent point !»
Ces meuniers n’étaient généralement que les locataires du seigneur local, d’une communauté religieuse ou de quelque roturier huppé. Trente-sept moulins à roue s’alignaient de Baccon à la confluence des Mauves et du fleuve au milieu du XVe
siècle. Outre la farine, certains fabriquaient du papier à f1Iigrane particulier (les marques en étaient une licorne, une arbalète, une tète de boeuf étoilée ou une grappe de raisin). D’autres foulaient la laine, le feutre, les peaux ou l’argile à dégraisser le drap. D’autres encore broyaient l’écorce de chêne pour en extraire le tanin qui faisait la grande qualité des cuirs magdunois. En 1645, le moulin des Deux-Roues, qui appartenait moitié au prieur de Saint-Hilaire, moitié à l’abbé de Saint-Mesmin, préparait de la poudre à canon en mélangeant savamment du salpêtre, du soufre et du charbon de bois.
Dans un acte daté du 18 décembre 1696 conservé aux archives départementales du Loiret, dépôt des minutes notariales de Meung, le sieur d’Oinville Pierre Menault, portemanteau ordinaire du Roy, seigneur des terres, justices et domaines de Prélefort, Lcnguevault et Roudon, accordait à bail, pour six ans, le moulin touchant au château de Prélefort, ” icelui faisant le bled farine, consistant en sault d’eau, roue, roue et arbres, meulles et aultres ustensiles, bâtiments.., pour 300 livres, 6 chapons et 6 poulets vifs, bons et gras, avec 2 gasteaux, chacun de la valeur de 20 sols, te tout de ferme et loyal, chacun an à charge d’entretenir les Mauves et chaussées dudit moulin en bon estat “.
A l’aube de ce siècle, quand la famille Régnier arriva à La Nivelle, vingt-sept moulins à farine et trois tanneries tiraient encore leur force motrice du cours d’eau.
Un moulin hydraulique est une imposante bâtisse à l’allure austère dont le ruisseau caresse les fondations. Il est flanqué d’un appentis qui enjambe le bief de dérivation. C’est là que tournait la grande roue à aubes.
Cette roue se composait généralement de deux cercles en bois renforcés de fer, de seize rais et de trente-deux aubes en planches de frêne espacées d’une quarantaine de centimètres les unes des autres. Montée sur un arbre métallique, long de trois mètres, qui reposait sur des coussinets en bois, elle transmettait sa puissance à un rouet en angle vertical qui engrenait une couronne horizontale située au rez-de-chaussée du moulin, laquelle couronne commandait les pignons
des meules. A l’origine, tous les organes de la machinerie étaient taillés dans du bois de cormier ; plus tard, ils furent forgés dans des barres d’acier. Une roue d’un rayon de trois mètres, à raison de cinq tours à la minute, déployait une puissance évaluée à quatre chevaux.
En ces époques, les Mauves étaient soigneusement faucardées et chaque meunier avait soin de veiller au bon état de sa roue afin de profiter d’une énergie maximale. Une pierre plate scellée dans le mur du bief indiquait le niveau d’eau à respecter. Chacun régularisait le débit en actionnant la manivelle à crémaillère d’une vanne de décharge. Si par inadvertance l’un noyait son repère, les autres manquaient de tirant en aval. En cas d’abus délictueux, le garde des eaux dressait aussitôt procès au contrevenant. “J’ai vu des meuniers se battre pour ça ! ” dit Maximilien. Quelquefois, en période d’étiage, les moulins réduisaient leur activité à mi-rendement : dix à quinze quintaux par jour, guère plus. Fort heureusement, de mémoire d’homme, les Mauves ne se sont jamais taries complètement.
Il fallait également se méfier des touffes d’herbe ou de cresson qui bouchonnaient dans le coursier, dans le parement en pierres de taille dont l’incurvation poussait l’eau contre les pales. Entre la vanne et la roue, le bief était barré d’un râtelier à fiches que l’on soulevait par une poignée. On libérait ainsi le «devant de l’aube». De fréquents décrassages s’imposaient dans une même journée, principalement pendant la saison de l’entretien des berges où, gaffe en main, on surveillait la dérive des branches élaguées. Mais là encore, la prudence restait mère de sûreté car dégringoler dans la chute ne laissait
aucun espoir de salut. A La Nivelle, ce fut un cochon qui tomba sous la roue.
Quand enfin on parvint à repêcher le pauvre animal de l’aubage brisé, après bien des efforts, on s’aperçut qu’il s’était allongé d’un demi-mètre ! Une autre fois, hélas ! ailleurs, c’est le corps éventré d’un petit commis qu’on dut dégager du coursier…
Afin de surmonter les baisses de la rivière, les meuniers se résolurent d’abord à jumeler une locomobile, du type de celle qu’employaient les entrepreneurs de battage, à la roue. Puis, vers 1910, ils recoururent à un gazogène, leur marge
bénéficiaire ne leur permettant pas de se doter d’un moteur électrique. Cet appareil à gaz pauvre, capricieux en diable, fonctionnait à l’anthracite, à la houille anglaise de préférence puisque le charbon russe, plus économique à l’achat, ne fournissait qu’un piètre résultat : il formait énormément de mâchefer et obligeait à d’incessants ramonages. Les pannes étaient fréquentes et bien souvent, le minotier devait sacrifier sa nuit pour soulager les machines stoppées en pleine charge, avant de redémarrer.
Un jeu de poulies synchronisait l’engin à l’arbre de la roue. Un élévateur à godets en peau de porc montait le grain dans une trémie, au-dessus des meules ; les farines tombaient d’elles-mêmes de la bluterie dans les boisseaux d’ensachage.
A vrai dire, Maximilien n’a jamais connu ces vieux moulins à meules, bien qu’il en subsiste encore de nos jours ici et là, sur la Cisse ou sur le Loir. Dans les parages des Mauves en effet, les meules disparurent très tôt au profit des concasseurs à doubles rouleaux cannelés. Les rares meuniers qui en conservaient une paire, pour affiner la mouture, s’en débarrassèrent tout à fait au début de ce siècle.
Quand le père de Maximilien s’établit à La Nivelle, le moulin possédait encore ses deux paires de meules. Ce fut donc lui, Ernest Régnier, qui équipa le bâtiment de cylindres accouplés et d’un blutoir à plans, système alors inusité dans la contrée. Il s’agissait d’une dizaine de tamis superposés à mouvement rotatoire, de cadres rectangulaires tendus de soie naturelle. Les cribles de tète dégrossissaient le grain écrasé par les cylindres, mouture haute que les tamis suivants convertissaient en farine, par paliers successifs, en séparant les semoules, les gruaux et les finauds. Un élévateur renvoyait les refus aux
cylindres.« Un moulin à eau, précise Maximilien, c’est cinq étages remplis de conduits compliqués, de broyeurs et de convertisseurs ! »
Bien évidemment, les moulins des Mauves produisaient essentiellement de la farine panifiable à l’intention des boulangers de la région.
Autrefois, lorsque les particuliers cuisaient leur pain à la maison, chacun venait au moulin. Quelquefois, le meunier devait avancer de la farine aux plus malheureux, puis retenir la quantité de blé équivalente sur leur moisson à venir.
Un minotier n’accomplissait pas de tournées, au contraire d’un moulinier à vent.
Il se ravitaillait en blé sur le marché aux grains qui, à Meung, se déroulait le jeudi devant le “Café du Commerce”. S’il manquait de quantité, il se rendait le lendemain sur la place de Patay ou d’Ouzouer. Les paysans affirmaient que les
meuniers de Meung se montraient plus généreux que ceux de Beaugency parce qu’ils payaient dix sous plus cher le sac de cent-vingt kilos.
Les cultivateurs, un sachet de leur récolte à la main, allaient d’un minotier à l’autre et concluaient l’affaire avec le plus offrant. Les prix ne variaient que de quelques centimes. Mais parfois certains roublards présentaient un échantillon de belle qualité alors que leur récolte ne valait pas tripette. A la livraison, avant l’ensilage, le minotier testait donc le contenu de chaque sac à l’aide d’une canne évidée dont les trois clapets prélevaient du grain en profondeur. Ce contrôle s’effectuait toujours à l’extérieur du moulin, dans la rue.
En effet, la loi était formelle là-dessus : tout sac déposé dans la minoterie impliquait son acceptation. Ensuite, le meunier en vérifiait le poids sur sa bascule, afin d’éviter les litiges. Les bons comptes font les bons amis. Il y avait souvent, dehors, sept ou huit voitures qui attendaient devant le quai de déchargement, chacune transportant de dix à trente sacs. Le froment douteux était catégoriquement refusé. Un minotier se montrait d’autant plus pointilleux que la concurrence ne pardonnait pas la moindre erreur de jugement. Certains manigançaient les pires intrigues pour chiper la clientèle d’un confrère. Tout leur semblait bon, jusqu’au chantage à la ristourne auprès des boulangers dont ils convoitaient la fourniture. Et Maximilien de constater avec amertume que les affaires ne se sont guère améliorées de nos jours…
Le meunier réglait les cultivateurs à la livraison. Le grain arrivait surtout à la Toussaint, à l’échéance des baux. Les métayers apportaient leur blé quand ils avaient besoin d’argent- Les gros fermiers, eux, en livraient durant tout
l’hiver puisqu’ils battaient leurs meules en plusieurs fois.
Le blé réceptionné était nettoyé, trié, ventilé, humidifié au besoin, tout cela mécaniquement, avant de passer en mouture.
On travaillait jour et nuit, se reposant seulement une heure ou deux de temps en temps, au hasard de la journée. Une habitude à prendre. Le minotier ne dormait que d’un oeil. A travers les murs, dans son sommeil, il entendait le fonctionnement du moulin. Il se levait dès que le bruit devenait anormal.
C’était le gazogène qui réclamait une pelletée de charbon ou la mouture qui bouchait un tuyau. Ces engouements se répétaient fréquemment au printemps, à cause des larves de mites. Un garde-moulin perdait quelquefois ses nuits à
désengorger les conduits. Une demi-journée de repos par quinzaine, pas plus.
On ne parlait ni de laboratoires ni d’analyses en ces époques-là. Lorsqu’il fallait mesurer la richesse d’une farine en gluten, le minotier se contentait d’en laver une petite motte dans un crible, sous le robinet, de façon à en éliminer l’amidon. Tout s’appréciait au jugé. Le boulanger n’en demandait jamais davantage.
Les sons, les résidus de recoupe et les rémoulages étaient vendus à des marchands d’aliments pour bestiaux. Dans leur voiture à cheval, ils emportaient une centaine de sacs de quarante kilos qu’ils fourguaient aux éleveurs. Certains rappliquaient de loin, des confins du Perche. Ils revenaient chaque semaine ; on leur préparait leurs sacs d’une fois sur l’autre. Les fermiers d’alors exigeaient de gros sons pour leur bergerie car les moutons, qui soufflent en
mangeant, auraient gaspillé une pâtée trop légère.
Maximilien demeura chez son père, à La Nivelle, jusqu’à son départ pour la guerre, en 1916. Il avait dix-neuf ans. A sa démobilisation, un ingénieur lui offrit une place de conseiller technique à Madagascar où l’on prévoyait la construction de nombreuses minoteries. L’aventure coloniale tentait notre garçon, bien sûr, mais son père, sur son lit de mort, le supplia de ne pas s’éloigner : «Je n’ai gardé le moulin que pour toi, lui dit-il, et voilà que tu songes maintenant à partir au diable vauvert !» Alors Maximilien tira un trait sur ses beaux rêves pour assurer la pérennité du moulin de La Nivelle. Il y resta cinq ans en gérance et un sixième en location ; il y trima comme un forcené, sans amasser le pécule auquel il aurait pu prétendre. Il se maria en 1921, peu après le décès de son père. Finalement, ce fut l’intransigeance de son propriétaire, M. Allard, un bourgeois qui mégotait jusqu’au dernier centime alors qu’il roulait sur l’or, qui le contraignit à chercher son bonheur ailleurs. Il acheta donc la minoterie du Coutelet en 1928 et il s’y mit à son compte.
Le Coutelet appartenait au maire de la ville, Emmanuel Troulet, un ancien charcutier devenu minotier après avoir épousé la fille du moulin de Clan. Eh oui ! Emmanuel Troulet n’était autre que le beau-frère de Gaston Couté, celui que le chansonnier de Montmartre avait si souvent brocardé sous le nom de «Môssieu Imbu». Maximilien se souvient vaguement avoir croisé le poète dans les rues de La Nivelle. «Il menait une vie de patachon, dit-il. On ne l’aimait guère au pays. C’était quelqu’un qui ne pensait qu’à la bohème. La débauche a sûrement précipité sa perte !»
Ne pouvant plus honorer les dettes qu’il avait contractées un peu partout, Emmanuel Troulet s’était vu dans l’obligation de céder le moulin du Coutelet à l’un de ses amis politiques, qui était également son principal créancier. La minoterie affrontait alors une crise terrible. Le Coutelet connut trois repreneurs en quelques mois tandis que quatre moulins fermaient à Aulnay, en amont. Cette pitoyable conjoncture ébranlait les vieilles dynasties qui régnaient sur les Mauves depuis des siècles et des siècles. C’est ce qui permit à Maximilien, le fils d’un modeste ouvrier farinier, d’acquérir le plus important établissement de la rivière. Le Coutelet produisait dans les soixante quintaux par jour ; les autres, une vingtaine échelonnée le long des Mauves, plafonnaient au mieux à trente quintaux chacun.
Cette gageure suscita immédiatement des quolibets teintés de jalousie, «Titi Régnier est un fou, médisait-on, Il se croit plus malin que les autres mais c’est égal, il ne parviendra à rien. Rira bien qui rira le dernier !» En vérité, les mitres minotiers ne supportaient pas qu’un jeune sans fortune puisse leur tenir la dragée haute. Cependant, Maximilien savait ce qu’il voulait. Il n’épargna donc pas sa peine et embaucha un compagnon. La faillite aurait été son déshonneur. Il se serra la ceinture et il tint bon, vaille que vaille.
Les boulangeries ne faisaient pas défaut dans les parages et les campagnards mangeaient beaucoup de pain. Tout cela paraissait prometteur. Mais Maximilien déchanta vite quand il s’aperçut que maint boulanger, réellement dans le pétrin,
s’apprêtait à glisser la clé sous la porte sans acquitter ses arriérés de farine. Au terme d’une première année d’exploitation, il enregistra deux mille francs d’impayés (un repas moyen coûtait vingt sous). Il en fallait davantage, malgré ça, pour le décourager. Il s’obstina donc de plus belle, convaincu qu’il était de remporter son pari.
Au Coutelet, le broyage s’opérait en cinq phases distinctes. Chaque couple de cylindres portait des cannelures différentes, de plus en plus fines. A la suite, trois convertisseurs nécessitaient six rouleaux lisses. Un cylindre mesurait de quarante centimètres à un mètre, selon le débit à fournir, pour un diamètre de cent quatre-vingt à deux cent-vingt millimètres.
Maximilien fut toujours attentif aux innovations qui rentabilisent une entreprise tout en améliorant sa production. En 1936, le premier à Meung, il électrifia sa minoterie. Le moteur, de fabrication suisse, développait une puissance de quarante chevaux. Son volant d’entraînement atteignait trois mètres de diamètre ; son vilebrequin et sa bielle paraissaient monstrueux. Toutefois, la roue à aubes ne sera démontée qu’au début des années soixante.
Quand le gouvernement du Front populaire contingenta la production des minoteries dans le but d’ordonner un marché en pleine foire d’empoigne, le quota annuel du Coutelet - le plus élevé à Meung - fut fixé au-delà des trente-cinq mille quintaux. Puis vinrent les années sombres de l’Occupation. Dorénavant, les boulangers ne devaient s’approvisionner qu’auprès des minotiers désignés par les autorités préfectorales. Tant de kilos de farine contre tant de tickets. La
France avait mangé son pain blanc !
«On extrayait à 98 %, se rappelle Maximilien. Ça donnait évidemment un pain infect. Le boulanger qui avait la chance d’être servi le premier, emportait la belle farine et ne laissait aux suivants que les gros sons. C’est pourquoi j’eus l’idée d’employer un appareil mélangeur. De la sorte, tout le monde obtenait la même chose !»
Ce souci d’équité fit la réputation de la minoterie du Coutelet. A la Libération, quand les boulangers recouvrèrent la liberté de choisir leur fournisseur, Maximilien ne put satisfaire les commandes qui affluaient des quatre coins du département. C’est ainsi qu’il sélectionna une clientèle sûre. La partie était gagnée. Peu après il fut élu président du syndicat de la meunerie du Loiret. Moralité : il faut toujours jouer la carte du bon ouvrage.
Aujourd’hui, la minoterie du Coutelet s’est agrandie et complétée d’immenses silos. Les Mauves, désormais inutiles, ne forment plus qu’un lacis de ruisseaux paresseux au courant échevelé d’herbes folles, aux berges aménagées en promenade. Ici et là, dans la verdure, on devine les vestiges d’une ancienne roue. Certains moulins tombent en ruine, quelques autres se sont transformés en résidences secondaires.
Maximilien vit paisiblement dans la maison attenante au Coutelet. De sa porte, il assiste au défilé des camions et il n’a qu’à tendre l’oreille pour écouter le ronronnement de la minoterie en activité, dirigée maintenant par l’un de ses fils. En dépit de son indéniable réussite, il n’affiche aucun triomphalisme. Car selon lui, une grave menace plane sur la meunerie.
Cette menace, c’est le peu de valeur que nos contemporains accordent au pain, l’aliment sacré des hommes d’autrefois. Un travailleur en dévorait deux livres par jour, sans grasse pitance à tartiner dessus, et les enfants se régalaient autant d’une miche croustillante que d’une brioche. A présent, la consommation individuelle ne dépasse guère les trois cents grammes par tête de pipe. Les Français ont perdu le goût du bon pain. Or à ce train, il est à craindre que les minotiers ne perdent aussi celui de la belle farine.
Rencontre de l’été 86.
En 1914, au début de la Grande Guerre, Maximilien dut remplacer le charretier du moulin, appelé sous les drapeaux. Il livrait la farine avec trois lourdes voitures à chevaux disposées en file. En ville, la principale difficulté venait du tramway qui, tenant le milieu de la rue, provoquait de fréquents accrochages.
«Arrivé à la boulangerie, se souvient Maximilien, je donnais la musette aux chevaux et je montais les soixante sacs de farine, de 106 kilos chacun, au premier ou au deuxième étage. C’était un travail de bagnard qui brisait les jambes et le coeur. Heureusement quelques boulangers possédaient un treuil à manivelle. »
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